Allons-nous manquer d’électricité cet hiver?

21.09.2022 «La situation sera probablement difficile l’hiver prochain», estime notre spécialiste, Michael Höckel, professeur de génie énergétique à la Haute école spécialisée bernoise. Au cours de cet interview, il aborde les éléments principaux liés à la situation actuelle en matière d’approvisionnement en électricité, fait le point et ose certaines prévisions.

Actuellement, les médias communiquent beaucoup sur les difficultés auxquelles la Suisse sera confrontée cet hiver en matière d’approvisionnement en électricité. Quelle est votre analyse de la situation?

En réalité, nous sommes dans la même situation que tous les hivers. Nous devons couvrir bien 10 à 20% de la demande en électricité en recourant aux importations. En février 2017, nous avons couvert près de 40% de notre consommation avec de l’électricité en provenance de l’étranger.

Avons-nous des raisons de nous inquiéter?

Certainement, car la situation sera probablement difficile cet hiver. Les réserves des centrales électriques en Europe semblent très réduites, les prix sur le marché de l’électricité ayant plus que décuplé en l’espace d’un an et demi. Certes, l’Allemagne prévoit de continuer à exploiter deux de ses trois dernières centrales nucléaires après la fin de l’année, mais, en raison de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, on ne sait pas quelle quantité de gaz naturel sera disponible pour la production d’électricité et à quel prix. Et puis, actuellement, la production du parc des centrales françaises est relativement faible.

Commençons par les bases : comment les besoins en électricité sont-ils couverts?

La consommation et la production d’électricité doivent être maintenues en équilibre en permanence. Ainsi, la puissance nécessaire au niveau des centrales peut être très élevée à midi ou le soir en hiver, alors que les besoins ne représentent qu’un tiers de cette valeur maximale pendant la nuit en été. Les entreprises responsables de l’approvisionnement en énergie électrique doivent planifier la demande pour le lendemain et la couvrir au quart d’heure près avec leur production propre, des achats contractuels ou des achats sur le marché de l’électricité. Les erreurs de planification ou les pannes de centrales électriques sont compensées par la régulation du réseau. Swissgrid calcule le montant de la puissance de réglage selon des critères transparents et achète à cet effet de la puissance de réglage aux producteurs. Sans réserves de production suffisantes en Europe, l’ensemble du réseau électrique peut s’effondrer, ce que l’on appelle généralement un black-out. Le parc des centrales suisses se caractérise en principe par une très grande puissance disponible dans les centrales d’accumulation. Toutefois, cette puissance peut être utilisée uniquement s’il y a suffisamment d’eau dans les lacs de retenue. Lorsque le niveau des lacs de retenue est bas, les réserves de puissance ne sont pas disponibles ou ne le sont pas en quantité suffisante.

Qui est responsable de l’approvisionnement en électricité?

Depuis la libéralisation du marché de l’électricité en 2009, les « distributeurs associés » au réseau de distribution sont chargés de garantir aux client-e-s un approvisionnement de base suffisant en énergie électrique. Par le biais du système de groupes-bilans, les fournisseurs d’énergie respectifs sont tenus de communiquer à Swissgrid, pour le jour suivant, un programme prévisionnel équilibré dans lequel ils démontrent comment ils compensent la demande qu’ils ont eux-mêmes estimée, par la production et l’approvisionnement sur le marché. S’ils ne sont pas en mesure de respecter le programme prévisionnel, ils font appel à l’énergie de réglage et à la puissance de réserve. Celle-ci est à son tour achetée par les gestionnaires de réseau de transport au sein de l’UCTE (Union for the Coordination of Transmission of Electricity), comme Swissgrid pour la zone de réglage suisse. L’électricité est également achetée selon les principes du marché et peut par conséquent être chère.

Pourquoi la situation est-elle plus précaire en hiver?

L’été, les centrales électriques produisent davantage d’électricité que ce qui est consommé en Suisse. En revanche, en hiver, cela fait des décennies que les besoins en électricité du pays sont couverts par des importations. Ces fortes fluctuations sont dues aux afflux vers nos centrales hydroélectriques, aux indisponibilités, c’est-à-dire aux pannes de nos propres centrales et, surtout, aux variations de la demande d’électricité, fortement influencée par la température.

Pourquoi cette année est-elle particulière?

Jusqu’ici, les importations d’électricité n’avaient pas vraiment été un casse-tête, car d’une part, les fournisseurs d’électricité suisses avaient sécurisé leurs propres sources d’importation grâce à diverses participations dans le parc de centrales françaises et, d’autre part, nos voisins européens disposaient de leurs propres grandes centrales de réserve, qui vendaient de l’énergie électrique à des prix avantageux, même en cas de forte demande d’électricité en Europe. La situation a toutefois beaucoup évolué l’année dernière. Selon le plan de sortie du nucléaire en Allemagne, les dernières centrales nucléaires devaient être fermées à la fin de l’année. La production des centrales au pétrole et au gaz est devenue très chère. De plus, le parc nucléaire français a affiché une faible disponibilité tout au long de l’été. L’hiver prochain, des difficultés d’approvisionnement en gaz naturel risquent d’empêcher totalement ou en partie la production d’électricité. Il existe donc un certain risque qu’à court terme, l’énergie électrique ne puisse pas être achetée à l’étranger, ou seulement à un prix très élevé, et qu’il en résulte une situation de pénurie d’électricité en Suisse.

Quel est le rôle de la Confédération?

La politique et la société ont un impact déterminant sur l’approvisionnement en électricité. La Confédération a ouvert la voie à la construction et à l’exploitation de grandes centrales de réserve alimentées au pétrole. Elles devraient être prêtes d’ici le milieu de l’hiver. On estime en outre qu’il existe déjà des groupes électrogènes de secours d’une puissance installée de l’ordre de celle fournie par la centrale nucléaire de Gösgen. En raison de la précarité de la situation, l’Organisation pour l’approvisionnement en électricité en cas de crise (OSTRAL) a été activée. Elle dépend de l’approvisionnement économique par la Confédération et devient active sur l’ordre de celle-ci si une pénurie d’électricité survient. Son système est composé de quatre mesures. La première mesure consiste à informer et à sensibiliser le public par rapport aux mesures d’économie d’électricité. La dernière mesure consiste à effectuer des coupures cycliques du réseau. Personne ne sait actuellement quelle sera l’efficacité de ces mesures, mais je ne pense pas que des coupures de réseau seront nécessaires.

Quel rôle jouent les groupes électrogènes de secours?

De manière générale, il faut savoir que les fournisseurs d’électricité ne garantissent jamais une sécurité d’approvisionnement à 100%, même en dehors des situations de pénurie, et qu’ils ne sont pas tenus de le faire. Les consommateurs d’électricité doivent s’attendre à tout moment à des interruptions d’approvisionnement de plusieurs heures et prendre eux-mêmes des dispositions le cas échéant. Pour les client-e-s du réseau qui ne veulent ou ne peuvent pas accepter une coupure de courant, par exemple parce qu’ils disposent de processus sensibles ou importants pour leur système, l’utilisation d’ASI ou d’appareils de secours est bien sûr absolument nécessaire. Selon certaines extrapolations, il existe en Suisse des groupes électrogènes de secours d’une puissance totale pouvant atteindre 1 GW (soit l’équivalent des centrales nucléaires de Gösgen ou Leibstadt). Il convient de déterminer comment et avec quelles mesures techniques et règlementaires ces installations pourraient être utilisées pour faire face à des situations de pénurie d’électricité.

Quel est l’impact de la situation actuelle sur le tarif de l’électricité?

Pour les fournisseurs d’électricité ayant une production propre importante ou une stratégie d’approvisionnement à long terme, les tarifs restent relativement stables. D’autres fournisseurs ayant une tactique d’approvisionnement en électricité axée davantage sur le court terme ont été pris de court par la dynamique et doivent maintenant acheter à prix fort. Ils ont sous-estimé les risques de l’approvisionnement sur le marché. Les entreprises qui disposent d’une faible production propre ou qui n’ont pas de contrats d’achat à long terme proposent parfois des couts d’approvisionnement en énergie extraordinairement élevés, et sont contraintes d’augmenter leurs tarifs en conséquence.

Comment envisagez-vous la situation à moyen et long terme?

Comme les besoins en énergie électrique vont continuer à augmenter en hiver en raison des pompes à chaleur et de la mobilité électrique, et qu’à moyen ou long terme la production nationale d’électricité d’origine nucléaire va disparaître, il est urgent de développer d’autres capacités de production. Il s’agit maintenant de mettre en œuvre la stratégie énergétique 2050 le plus rapidement possible. Le photovoltaïque présente le plus important potentiel de réalisation. Même si les installations photovoltaïques sont de plus en plus souvent conçues pour produire de l’électricité en hiver, il y aura toujours des excédents en été et des déficits en hiver, et ces derniers pourront même augmenter. On peut s’attendre à ce que la mise en œuvre des divers projets de barrages et d’extension des réservoirs contribue à couvrir les besoins en hiver. La mobilité électrique pourrait fournir de l’énergie et de la puissance de réserve, ce qui s’avère être une nécessité urgente pour adapter aux besoins l’alimentation photovoltaïque qui variera à l’avenir. Après tout, une voiture de tourisme électrique permettrait d’alimenter une famille en électricité pendant toute une semaine. Le rôle futur de l’énergie éolienne dépendra de nombreux facteurs extérieurs. De plus, la production dans des parcs éoliens situés sur des sites appropriés à l’étranger est possible avec des couts de production nettement inférieurs à ceux pratiqués en Suisse. À long terme, on peut également s’attendre à ce que l’utilisation de combustibles synthétiques issus de sources d’énergie renouvelables joue un rôle dans l’approvisionnement énergétique. L’hydrogène peut être produit par électrolyse avec les excédents d’électricité en été pour être ensuite utilisé par des piles à combustible pour la mobilité et pour la production couplée d’électricité et de chaleur en hiver.

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Barrage et lac de retenue d’Oberaar. Photo: Kraftwerke Oberhasli AG / Robert Bösch

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