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Sur les traces d’un oiseau mythique
27.11.2025 Le grand tétras, baromètre de l’état des forêts de montagne, se fait toujours plus rare. Les scientifiques sont sur ses traces. Reportage dans la forêt de montagne.
« Voilà un arbre qui pourrait être le dortoir d’un grand tétras », dit Michael Grüter en désignant un vieux spécimen noueux poussant dans un marais de l’Oberland bernois. Le grand tétras passe en général ses journées à la recherche de nourriture.
La nuit, il se réfugie en hauteur dans un arbre, à l’abri de ses ennemis. Ce collaborateur scientifique de la BFH-HAFL, responsable du projet de monitoring du grand tétras dans l’Oberland bernois et une partie du canton de Lucerne, nous explique : « La plupart du temps, il choisit un grand conifère, par exemple un pin, entouré de quelques autres arbres. C’est là qu’il se sent le plus en sécurité. » Le grand tétras est exigeant en matière d’habitat, précise notre interlocuteur.
Un oiseau ancestral aux abois
Le grand tétras est le plus grand tétraonidé de nos contrées. Mesurant jusqu’à 90 cm et pesant près de 5 kg, le coq en impose, avec sa queue en éventail et ses « sourcils » rouge vif. Il est le symbole des forêts de montagne intactes. Les poules sont plus petites, tachetées de brun et parfaitement camouflées.
Mais cet « oiseau ancestral » est en danger. Selon la Station ornithologique suisse, ses effectifs ont fortement chuté au cours des dernières décennies, dans notre pays comme dans toute l’Europe centrale. La disparition de son habitat due à l’évolution de l’exploitation forestière, aux dérangements par les humains, à la prédation et au changement climatique mettent à mal cet oiseau craintif. Or sa disparition est souvent le signe d’un déséquilibre dans son habitat, car le grand tétras est une « espèce parapluie ».
Autrement dit : en protégeant son habitat, soit en favorisant les forêts claires, semi-ouvertes et richement structurées, avec des myrtillers et du vieux bois, on crée aussi des conditions propices à d’autres espèces forestières, comme la bécasse des bois, la chouette chevêche ou le pic tridactyle. Le projet de monitoring doit aider à mieux connaitre les habitats du grand tétras et à les protéger à bon escient.
Malgré toutes ces adaptations, sa vie ne tient qu’à un fil. La mortalité est élevée.
Une vie rythmée par les saisons
« Cet endroit ici, avec ce tapis de myrtilliers, constitue un habitat idéal pour le grand tétras », explique Michael Grüter. En effet, ces plantes sont non seulement une source de nourriture, mais lui offrent également un couvert. En été, notre tétraonidé se nourrit de feuilles, de fleurs et de baies, et en automne, d’herbes et de graines.
Mais en hiver, il se contente d’une maigre pitance d’aiguilles et de bourgeons. Cette adaptation saisonnière est un mécanisme de survie. Le grand tétras est parfaitement adapté à l’hiver, grâce à son épais plumage, aux peignes cornés de ses doigts qui font office de raquettes à neige et à sa faculté de mettre son métabolisme au ralenti. « Malgré toutes ces adaptations, sa vie ne tient qu’à un fil. La mortalité est élevée », ajoute M. Grüter.
Renards, fouines, blaireaux et corvidés pillent les nids et prédatent les oisillons. Quant aux adultes, ils sont victimes du renard, de la martre et des rapaces comme le hibou grand-duc, le faucon hobereau ou l’aigle royal. Mais la plus grande menace, ce sont les humains : les randonneurs à ski et en raquettes peuvent rendre des territoires entiers inhabitables. Notre conversation se poursuit à voix basse…
Chasse aux traces dans la forêt hivernale
Selon M. Grüter, personne ne sait exactement combien de grands tétras vivent encore dans l’Oberland bernois et les zones limitrophes du canton de Lucerne. Les observations directes sont rares : l’oiseau est timide et vit caché. De notre côté, nous savons qu’en dépit des nombreux vieux pins, des myrtillers et de la topographie idéale, nous restons à la périphérie de son habitat et n’aurons guère la chance de l’apercevoir.
Le projet bernois mise donc sur une méthode indirecte : l’analyse des traces génétiques. En hiver, une équipe, composée de scientifiques, mais aussi de forestiers, forestières, gardes-chasses et bénévoles se rend sur le terrain. Munie de GPS, de tubes collecteurs et de fiches de relevé, elle parcourt les forêts en raquettes à la recherche de crottes et de plumes.
Collaboration étroite
Dans ce projet, la BFH-HAFL collabore avec divers partenaires. Bailleurs de fonds: Office des forêts et des dangers naturels et Inspection de la chasse du Canton de Berne, avec de petites contributions de l’Office de l’agriculture et des forêts du Canton de Lucerne. Autres partenaires : Station ornithologique suisse, Université de Zurich, Leibniz-Institut für Zoo- und Wildtierforschung Berlin.
Son travail est précisément orchestré afin de n’oublier aucune zone. « C’est trois à cinq jours après des chutes de neige que les excréments se voient le mieux », explique M. Grüter. « La neige s’est consolidée, les traces sont fraiches et bien reconnaissables ». Dès que des crottes (ou « laissées » en jargon) sont découvertes, elles sont placées dans de petits tubes, étiquetées et documentées. De retour dans la vallée, les échantillons sont immédiatement congelés.
« La neige agit également comme un congélateur. Elle protège l’ADN contenu dans les crottes. Au laboratoire, nous pouvons déterminer de quelle espèce ils proviennent, d’un grand tétras ou d’un tétras-lyre, et même de quel individu il s’agit. » L’analyse génétique fournit des informations précieuses : combien d’animaux vivent dans une région, quel est leur lien de parenté, s’il y a des échanges entre populations ou si celles-ci sont isolées les unes des autres.
L’un des grands défis d’un tel projet de monitoring est de ne pas perturber davantage les animaux déjà dérangés par les humains.
Entre recherche et responsabilité
« L’un des grands défis d’un tel projet de monitoring est de ne pas perturber davantage les animaux déjà dérangés par les humains », précise notre guide tout en admirant le marais environnant, qui resplendit dans la lumière automnale. Les collaborateurs et collaboratrices de terrain ne pénètrent donc qu’une fois par hiver dans les zones d’étude. La recherche est ici toujours synonyme de respect.
Car elle vise non seulement à acquérir des connaissances scientifiques, mais aussi à protéger concrètement la nature. « Nous voulons comprendre où les animaux sont encore présents, comment ils se déplacent et de quels habitats ils dépendent », ajoute M. Grüter : « c’est indispensable pour définir des mesures bien ciblées, par exemple en matière de gestion des habitats ou d’orientation du tourisme. »
On peut encore avoir la chance de tomber sur un grand tétras dans l’Oberland bernois – tout là-haut où poussent les pins et les myrtilliers. Mais son avenir est incertain. Alors que nous quittons la forêt, soudain le voilà : un grand tétras ! Michael Grüter sourit malicieusement : il a apporté un spécimen empaillé et l’a placé dans son habitat naturel. Le poitrail vert irisé de l’oiseau chatoie dans la lumière du soleil filtrant à travers les arbres. Même mort et empaillé, il n’en est pas moins imposant. Oui, cet oiseau mythique a quelque chose de majestueux. Et si un jour il n’était plus là, le monde serait un peu plus triste.